«Alors que le gouvernement mène actuellement une vaste opération de déguerpissement à la Plaine Orety, déclarée « zone d’utilité publique », les scènes qui se déroulent sur le terrain choquent, indignent et interrogent. Ce que nous voyons n’est pas un acte de gouvernance éclairée, mais une démonstration brutale de force, un développement qui oublie l’humain, et pire : qui le sacrifie. En tant que responsable politique, mais surtout en tant que citoyen gabonais, je m’exprime aujourd’hui avec gravité, pour dénoncer une dérive que rien ne justifie, pour dénoncer une opération menée sans humanité, sans discernement, et sans justice sociale.
En effet, depuis plusieurs jours, nous assistons à un spectacle désolant où des familles entières sont arrachées à leur quotidien, sans qu’on leur offre la moindre garantie réelle pour l’avenir. Certaines sont évacuées en pleine nuit, d’autres sous la pluie, au milieu de leurs effets personnels jetés en tas au bord des routes. Face à ces images déshumanisantes, choquantes et réelles relayées par les réseaux sociaux, le gouvernement invoque un décret d’utilité publique signé le 14 février 2024. Mais qu’est-ce que l’«utilité publique » quand elle s’applique sans humanité ? Qui décide de ce qui est utile pour la nation, si ce n’est la nation elle-même — c’est-à-dire le peuple ? Peut-on vraiment parler de progrès quand des enfants font leurs devoirs à la lumière des torches de téléphones, à ciel ouvert, parce qu’on a détruit leur maison en pleine période d’examens ?
La réponse est non. Il n’existe pas de développement valable qui nie l’humain. Il n’existe pas de modernité qui justifie la précarisation de ceux-là mêmes pour qui ce développement est censé être mené. Déguerpir dans ces conditions — sans concertation préalable, sans plan de relogement digne, sans respect du calendrier scolaire, sans tenir compte de la saison des pluies — c’est gouverner avec froideur technocratique et aveuglement social.
Pire encore: dans de nombreux cas, les familles concernées affirment qu’aucune indemnisation ne leur a été versée. Ces propos ne doivent pas être balayés d’un revers de main. Ils exigent une enquête, un audit, un devoir de transparence. Car s’il s’avère que l’État a exproprié sans indemniser, il s’agirait là non seulement d’une injustice, mais d’un abus de pouvoir.
Oui, il est du ressort de l’État d’organiser le territoire, de construire des infrastructures, de planifier le développement urbain. Mais cette légitimité ne dispense pas de l’éthique. Car un pays ne se gouverne pas uniquement par décret : il se gouverne aussi par la justice, par le respect des droits, par l’écoute de ses citoyens.
On nous dit que cette opération est légale. Peut-être. Mais la légalité n’a jamais garanti la légitimité morale. Ce n’est pas parce qu’une décision est prise en haut lieu qu’elle est juste. Le droit, dans une République digne de ce nom doit protéger, pas brutaliser. Il doit encadrer le pouvoir, pas lui servir de paravent pour des pratiques inhumaines.
Mais au-delà de la violence de cette opération, c’est la priorisation même des politiques publiques c’est la priorisation même des politiques publiques qui interroge. Comment justifier que des moyens soient consacrés à des aménagements urbains coûteux, alors que des millions de Gabonais vivent chaque jour dans le noir, privés d’électricité ? Peut-on sérieusement ériger des cités administratives flambant neuves dans un pays où les lampadaires ne s’allument plus, où les hôpitaux fonctionnent au ralenti, où les étudiants révisent à la bougie, où les administrations, les entreprises tournent au ralenti faute d’électricité, où les foyers voient leur quotidien considérablement bouleversé en raison des coupures d’électricité à répétition ?
Je le dis avec toute la force de ma conviction : tant que les coupures d’électricité continueront à désorganiser le pays, toute autre initiative, aussi ambitieuse soit-elle sur le papier, restera vaine. C’est pourquoi je demande que l’effort budgétaire du pays soit fait d’abord sur la résolution de la crise énergétique sans précédent que connait le pays avant d’envisager tout autre opération de développement, notamment de construction de cité administrative ou de boulevard. Il est irresponsable, dans le contexte actuel, de mobiliser des financements publics vers des projets d’aménagement secondaires, tant que ce besoin vital n’est pas satisfait.
Oui, d’autres défis méritent d’être relevés. Mais tant que l’énergie ne circule pas, c’est le pays entier qui reste à l’arrêt.
C’est pourquoi je demande une inflexion immédiate et de cette opération. Que l’on suspende cette opération de déguerpissement dans sa forme actuelle. Qu’on sorte de la logique de la force et qu’on entre dans celle du dialogue. Que les populations soient consultées, respectées, écoutées.
Que les indemnisations soient versées de façon équitable, et publiquement vérifiable. Que le relogement ne soit pas une promesse abstraite mais une réalité concrète, planifiée, encadrée. Et surtout, que les ressources de l’État soient prioritairement affectées à la résolution du déficit énergétique, car là est aujourd’hui le véritable verrou du développement.
Je ne suis pas ici pour opposer des slogans. Je suis là pour rappeler que la politique est d’abord un engagement envers les êtres humains, pas une compétition de chantiers visibles ou de projets vitrines. Ce que réclament les Gabonais aujourd’hui, ce n’est pas une façade de modernité : c’est une vie digne, stable, sécurisée. Et cela commence par le respect du logement, par l’accès à l’électricité, par la prise en compte de la réalité quotidienne.
Mon propos ne vise pas à freiner le progrès. Il vise à réconcilier le progrès avec la justice sociale. Le Gabon n’a pas besoin d’une opposition entre développement et droits humains : il a besoin d’un développement humanisé, pensé avec ceux qui vivent dans les quartiers concernés, pas uniquement dans les bureaux ministériels.
Ma vision, c’est celle d’un développement qui respecte et qui élève. Un développement inclusif, construit avec et pour les citoyens. Un développement qui place l’humain au cœur, et non à la périphérie. Le gouvernement a aujourd’hui l’opportunité de démontrer qu’il sait conjuguer ambition et responsabilité, modernisation et respect des droits fondamentaux. Il peut faire le choix de l’écoute, du dialogue, de l’apaisement. Ou il peut persister dans une logique de brutalité qui fracture le tissu social, creuse la défiance et affaiblit l’unité nationale.
L’heure est venue de choisir. Et je veux croire que ce choix sera celui de la dignité.
Le gouvernement doit montrer qu’il est capable d’ambition sans brutalité. De rigueur sans mépris. De construction sans exclusion. Il doit montrer que le développement peut être une main tendue, pas une main qui arrache. Suspendre cette opération brutale serait un signal fort : celui d’un État qui écoute, qui ajuste, qui respecte.
Le Gabon mérite mieux. Il mérite un avenir éclairé — au propre comme au figuré. Il mérite un État qui investit d’abord dans ce qui rend la vie possible, pas dans ce qui la complique. Il mérite que l’on bâtisse, non pas contre lui, mais avec lui.
Et c’est pour ce Gabon-là que je continuerai de me battre.
(*) Docteur en Droit,
Enseignant à la Faculté de Droit et des Sciences Économiques de l’Université Omar Bongo de Libreville,
Secrétaire Général du Parti Démocratique Gabonais,
Ancien Ministre.