Évidemment, nous sommes conscient du caractère provocateur ou polémique du titre de ce libre-propos, surtout dans le contexte géopolitique actuel, au Gabon et dans la sous-région. Mais que l’on accorde au chercheur le bénéfice du doute en termes de parti pris, lui dont le labeur quotidien est la recherche de la vérité et la production du savoir. En outre, ce libre-propos se situe dans le prolongement d’un article précédent consacré à Yanga de Veracruz, au Mexique.
D’autres publications s’ajouteront d’ailleurs à ces deux premières, essayant de mettre à la portée du plus grand nombre, des événements provoqués par nos ancêtres au XVIIe siècle, non pas en Afrique, mais en Colombie, au Panama, au Brésil et encore au Mexique.
Panorama général du kilombisme en Colombie :
Au XVIIe siècle, la traite négrière battait son plein en Afrique noire, organisée par les Portugais autour de certains ports de la côte atlantique ; et l’esclavage de ces Africains battait son plein en Amérique, surtout dans les colonies espagnoles. Et là-bas, à l’autre côté de de l’Atlantique, deux ports étaient habilités à recevoir ces cargaisons d’hommes, de femmes et d’enfants africains arrachés à leur terre : les ports de Veracruz en Nouvelle Espagne (le Mexique actuel), et celui de Carthagène des Indes en Nouvelle Grenade (la Colombie actuelle).
La ville portuaire de Carthagène, fondée en 1533, était considérée comme le dépôt et le centre de redistribution des captifs africains destinés à toute l’Amérique du sud espagnole. A Carthagène et dans toute sa province, la population était constituée dans une proportion de six Noirs pour un Blanc. Parmi ces Noirs, certains étaient libres, mais la plupart était des esclaves. Ces esclaves s’évadaient chaque jour pour s’engouffrer dans l’épaisse forêt environnante, s’y installaient s’y organisaient. Fréquemment ils en sortaient, coupaient les routes, saccageaient les haciendas, attaquaient même les villes comme Carthagène. Les premiers guérilleros colombiens furent donc ces Noirs africains. La panique causée par ces guérilleros africains, qui réclamaient la liberté, s’emparait de toutes les couches de la société coloniale1. C’est ainsi que tout le XVIIe siècle colombien fut marqué par les attaques et contre-attaques entre les Africains et les colons espagnols, dans les villes, les forêts, les montagnes et les marécages.
En s’évadant, les Africains se fixaient dans des endroits où ils pouvaient facilement défendre leur liberté retrouvée, se défendre des attaques des colons espagnols décidés à récupérer leurs esclaves. Pour cela, ils choisissaient des endroits difficiles d’accès (montagnes escarpées, zones marécageuses) qu’ils fortifiaient ensuite avec toutes sortes de pièges et barricades. Ces lieux étaient désignés « palenques » par les Espagnols. Mais les Portugais au Brésil les désignèrent tout de suite par le terme « kilombo », lieux de résidence des guerriers jagas et à la fois technique guerrière déjà observés en Angola : un terme africain pour désigner des techniques guerrières africaines introduites en Amérique par les Africains eux-mêmes.
Il y avait autour du port de Carthagène un grand nombre de ces kilombos, concentrés dans trois zones principales : la zone montagneuse dite « Montes de Maria », les marécages de La Matuna et la « Serranía de San Lucas ». Pour des raisons diverses, les deux premières zones devinrent très célèbres et le restent encore jusqu’à nos jours.
La région montagneuse des « Montes de María » abritait une forte concentration de kilombos, dont il est curieux de constater que plusieurs portaient des noms africains : María Angola, Domingo de Angola, Bongue, Manuel de Ambuila, Duanga (ou Luanga, Loango). On aura remarqué que ces noms renvoient aux ensembles politiques qui s’étaient constitués en Afrique Centrale et Australe bien longtemps avant l’arrivée des Portugais XVe siècle : les royaumes bantu de Loango, Kongo, Ndongo, Matamba, etc. Mais ici, il s’agissait apparemment des noms des personnes d’origine africaine considérées comme des fondateurs ou des leaders de ces kilombos. Les autres, aux noms plus hispaniques, n’en étaient pas moins de création ou d’inspiration africaine…
C’est dans la zone marécageuse de La Matuna qu’avait pris corps en 1599, ce qui allait devenir une véritable légende dans l’histoire de la Colombie : la rébellion d’un Africain appelé Domingo Bioho.
Ce personnage a tellement occupé l’historiographie colombienne que, certains auteurs l’ont fait survivre du XVIe jusqu’au XIXe siècle ! Il y eut d’autres Biohos, fils ou descendants spirituels ou biologiques du héros. Bioho a fini par devenir tout un peuple, le peuple des rebelles colombiens :
« la race des Biohos », dit-on, celle des rebelles. De cette « mythification » vient la difficulté pour les historiens d’établir la véracité des faits concernant ce personnage, et d’abord, de fixer son origine africaine. Pourtant, tout chercheur africain devrait tenter d’y parvenir.
Brève histoire de la rébellion et résistance de Bioho Les sources primaires attestent que Domingo Bioho était à Carthagène, l’un des nombreux esclaves de Juan Gomez, qui les maltraitait tous. Un beau jour de 1599, Bioho décida de s’évader
avec sa femme, et sept autres esclaves, hommes et femmes. Se joignirent à eux les esclaves Juan Palacios et tous constituèrent une bande de trente fugitifs. Ils s’installèrent dans la forêt et le marécage de La Matuna, non loin de la ville de Tolu. Quelque temps après cette évasion, les colons espagnols, accompagnés par les soldats de la police rurale (Santa Hermandad) se lancèrent à leur poursuite. Mais les Noirs réagirent violemment et tuèrent l’un des Espagnols. Depuis lors, les attaques se multiplièrent contre le kilombo de La Matuna. En 1603, Bioho et ses hommes avaient solidement fortifié leur kilombo au milieu des marécages, d’où ils lançaient des attaques aussi bien sur Carthagène que sur les routes qui y conduisaient, plongeant tout le pays dans la terreur. Les Espagnols lancèrent ensuite de nombreux assauts infructueux contre Bioho, surnommé « Roi de La Matuna ». En réponse, les rebelles multipliaient délibérément leurs actions : destructions et incendies des estancias et des plantations, vols à main armée, coupure des routes, assassinats des Espagnols, libération des esclaves et rapts des femmes… indiennes, etc.
En 1605, voyant qu’ils ne pouvaient gagner la guerre contre les Noirs rebelles, les autorités entamèrent les négociations avec eux. Elles se conclurent par des accords et une série de libéralités cédées aux rebelles africains et particulièrement à leur chef, Domingo Bioho : liberté de circuler dans toute la région et même à Carthagène, de porter des armes à toute heure du jour et de la nuit, ainsi que le droit de se faire traiter avec respect par les autorités espagnoles.
Ils reçurent surtout le droit de fonder un lieu de résidence et de s’autogouverner. Dans les années 1612-1613, Bioho et ses hommes entraient, sortaient et se promenaient dans Carthagène vêtus à l’espagnole, la tête haute et avec beaucoup d’arrogance. Mais un soir, alors qu’il entrait dans la ville comme d’habitude, Bioho fut capturé par les soldats de la garnison, puis conduit chez le Gouverneur, qui le soumit à un procès expéditif. Il fut pendu à 22h, le 16 mars 16192. Mais de 1600 jusqu’en 1790, les documents officiels rendent compte de centaines d’exécutions appliquées à d’autres Domingo Bioho, Domingo Biho, Dominguillo Biho, Domingo Bioo, etc.
Origine de Bioho: L’origine de Bioho, comme celle de Yanga, est traditionnellement fixée par les historiens dans ce que nous appelons aujourd’hui, « Afrique de l’ouest ». Et dans le cas de Bioho, certains précisent même qu’il naquit en Guinée Bissau ; et que sa tribu était celle des Bijago ou Bijogo , sans autre argument que la proximité phonétique (d’ailleurs fort douteuse) entre [bisau], [bisago], [bijago] et [bioho] ou [bihoó] son nom. Wikipédia, citant abusivement Nina Friedman, affirme même que Bioho était d’origine mandingue3. Germán de Granda et d’autres auteurs ont suivi cette voie,
insistant sur l’appartenance de Bioho à la Guinée Bissau et à la tribu des « Bijago ». En plus, le nom de « Benkos », qui lui est souvent rattaché, correspondrait même à « un lieu qui est situé à l’est du fleuve Sénégal ». D’autres encore certifient que Bioho serait né dans une région du même nom, où il aurait été séquestré par Pedro Gómez Reynel lui-même, le premier négrier portugais bénéficiaire des célèbres asientos espagnols en 1595.
Ajoutée à la « mythification » dont le personnage de Bioho a été l’objet de la part des premiers chroniqueurs qui l’ont fait vivre pendant plusieurs siècles, faisant de son nom celui de tout un peuple, la localisation de l’origine de cet individu en Guinée Bissau et dans la Sénégambie est loin d’être vraisemblable.
Le dénominateur commun entre ces différentes propositions est que ce personnage est étudié du seul point de vue américain, sans véritable prise en compte de ce qui se passait en Afrique au moment des faits développés en Amérique. Cette attitude rappelle celle des colons espagnols qui, ne connaissant rien des rites guerriers des peuples bantu, appelèrent « palenque » ce que les Africains eux-mêmes désignaient kilombo. Dans le meilleur des cas, leur regard sur l’Afrique est superficiel, lointain. Or, à l’époque des faits, existait un lien direct entre l’Afrique et l’Amérique : la traite des Noirs par l’Atlantique, d’où la nécessité d’une « approche triangulaire ».
Pour ce qui est de la Guinée, un anachronisme est fréquent chez les auteurs modernes qui confondent la Guinée (ou même « les Guinées ») d’aujourd’hui avec ce que les Portugais désignèrent d’abord comme « Guinée ». Un document espagnol de 1621, décrit Bioho comme un guerrier si vaillant, si belliqueux et si puissant que toutes les « nations de Guinée » présentes à Carthagène s’étaient ralliées à lui. A cette époque, pour les Espagnols l’expression «toutes les nations de Guinée »4 renvoyait à toutes les « nations » d’Afrique, et non pas à la seule Guinée Bissau actuelle. En effet, depuis le XVe siècle, c’est par le mot « guinée » que les Portugais désignaient notre continent. Mais avec le temps, ils ont réduit et morcelé les côtes de l’Afrique aux nombreuses « guinées » et autres pays que nous connaissons aujourd’hui. Par contre, pour désigner spécifiquement la région que nous connaissons aujourd’hui comme « Afrique de l’ouest » et où se trouvent les Républiques de Guinée et de Guinée Bissau, les documents négriers portugais et espagnols employaient l’expression « Fleuves de Guinée »5.
Et l’on ne peut s’empêcher de relever que, lorsque le kilombo de Bioho fut fondé dans la Matuna colombienne en 1599, les célèbres « asientos portugais » étaient opérationnels depuis quatre ans.
Or ce sont ces asientos qui (de 1590 à 1640) permirent aux négriers portugais installés à Luanda d’introduire directement les Africains en Amérique espagnole. Durant la période où Yanga au Mexique et Bioho en Colombie terrorisaient les colons espagnols, la traite battait son plein en Afrique et plus de 90% des captifs africains débarqués vivants dans ces colonies espagnoles avaient été embarqués dans les ports situés entre Loango au nord et le fleuve Dande au sud (Loango, Mpinda et Luanda). Justement, l’une des pistes négrières débouchant au port négrier de Loango provenait de la région de Mayumba. Les personnes capturées dans cette zone aux XVIe et XVIIe siècles étaient désignées en Amérique comme des personnes « de nation » Malemba, Anzico,
Congo ou Angola: Quant à l’affirmation selon laquelle Bioho aurait été capturé en Guinée Bissau par Goméz Reynel lui-même, elle est tout aussi invraisemblable. Pour le comprendre, il faut savoir que les Portugais et les Espagnols du XVe siècle s’étaient appropriés de l’Afrique et l’Amérique pour les exploiter.
Pour mieux le faire, la Couronne portugaise avait divisé la côte atlantique de l’Afrique en plusieurs sections, dont la gestion commerciale et fiscale était attribuée par contrat de location à des particuliers installés sur ces côtes. Il y avait ainsi le contrat du Cap Vert, celui des « Îles et fleuves de Guinée », celui de São Tomé, puis celui de l’Angola. De son côté, la couronne d’Espagne avait élaboré des contrats appelés « asientos de negros » octroyés à certains négociants portugais installés en Afrique, pour introduire dans ses colonies, la main d’œuvre qui y manquait. Sur les sept asientos attribués de 1595 en 1640, six furent attribués aux Portugais installés à Luanda. Et Gomez Reynel, était justement le premier d’entre eux. Quand on sait que Bioho fonda son kilombo de La Matuna en 1599, étant donné le silence des sources sur la date exacte de son arrivée, on imagine qu’il dut être débarqué au port de Carthagène quelque temps auparavant. L’asiento de Gomez Reynel (1595-1601) était effectivement en cours d’exécution. Mais de là à affirmer que c’est ce négrier lui-même qui l’aurait capturé (en… Guinée Bissau) on peut en douter. Et ce, d’autant plus que le contrat de la couronne du Portugal sur l’Angola était géré de 1594 à 1600 par Juan Núñez Correa. C’est celui-ci qui était associé à Pedro Gomez Reynel, titulaire de l’asiento de la Couronne d’Espagne, pour l’introduction des Noirs à Carthagène.
Essayons une autre approche, l’approche triangulaire en tentant de faire appel à l’onomastique et l’anthroponymie de notre héros. Évidemment, il est nécessaire de souligner l’origine africaine de l’homme et de son nom. Pas seulement lui, la plupart des héros de la rébellion africaine portaient des noms comme Yanga, Nganga Nzumbi, ou Nganga Nzumba, Pedro Congo, etc. Ces noms nous renvoient à l’Afrique bantu. Et l’histoire de la traite montre que ce n’était pas le fruit du hasard.
Le chercheur colombien Germán de Granda, bien que s’obstinant à fixer l’origine de Bioho en Guinée Bissau, a fini par confirmer l’appartenance des rebelles du kilombo de San Basilio à l’Afrique bantu, allant même jusqu’à circonscrire l’origine de ces rebelles parmi les tribus situées aujourd’hui entre la République Démocratique du Congo et le nord de l’Angola. Et pourquoi pas Bioho lui-même, est-on tenté de demander ?
Le patronyme Biyogo (transcrit aujourd’hui de mille manières selon la langue de transcription ou selon les dialectes fang utilisés) est connu et assez répandu chez les Fang. Or en Afrique bantu, les Fang sont localisés par les linguistes dans la zone A75. Ici la transmission de l’arbre généalogique («éndan’ayong») se fait de génération en génération et permet à chaque individu d’établir le lien avec son clan, en remontant du nom qu’il porte, à celui de son père, à ses ancêtre, jusqu’à Zame ye Mebegue, Dieu le créateur. Aujourd’hui, grâce à ce système, un Fang est capable de remonter son arbre généalogique jusqu’à vingt générations en arrière. Si on adopte trente ans comme durée moyenne d’une génération, on se retrouve facilement au XVe siècle (1423). C’est le mode d’attribution des noms qui rend possible une telle prouesse.
En fait, chez les Fang, le nom propre qu’on donne à un enfant se compose du nom d’un parent proche ou lointain, mort ou vivant, que l’on souhaite faire revivre, suivi du nom du père de l’enfant.
Les Fang possèdent donc, selon les clans, un stock limité de noms (féminins ou masculins) qui se renouvelle en moyenne toutes les deux générations. Mais dans ce stock, chaque nom a une origine, une histoire particulière qui a occasionné son insertion dans l’arbre généalogique. Ainsi, un enfant né au moment où ses parents ne s’attendaient plus à enfanter, recevra un nom particulier qui n’évoque pas forcément celui d’un parent vivant ou ayant vécu. La génération suivante reprendra un tel nom dans le même souci de réincarnation, et ainsi de suite…
Pour en revenir à Bioho, notre héros colombien, il faut dire qu’au départ, ce nom est courant dans la langue fang et vient de l’adjectif singulier [ayock], [ayoack] et au pluriel [biyock], [biyoack], pour qualifier quelqu’un de téméraire, fougueux. Lorsqu’il est attribué à un homme comme nom propre, il prend la forme [éyock] qui s’adoucit en [éyogo], et lorsqu’il représente toute une famille ou un lignage de gens fougueux, il devient au pluriel [biyock], s’adoucissant en [biyogo]. Or dans le contexte des kilombo colombiens, Domingo Bioho était effectivement décrit dans les documents espagnols comme quelqu’un de vaillant, fougueux et arrogant. Son appartenance au peuple fang aurait été envisageable si des études plus fines pouvaient démontrer à quel endroit se trouvaient les Fang vers 1599 ; et si l’arbre généalogique de certains clans fang pouvait faire ressortir ce patronyme.
Conclusions : Cet article de vulgarisation avait pour objectif de faire connaître au public un des aspects de la traite et de l’esclavage des Noirs à partir d’un regard neuf : un regard qui tienne compte du fait que les Africains introduits en Amérique comme esclaves n’étaient pas dépourvus de culture. Au contraire, ils étaient bel bien porteurs de cultures africaines millénaires, dont ils ne pouvaient pas être dépouillés du seul fait d’avoir traversé l’Atlantique. Au contraire, ils implantèrent même nos cultures ancestrales outre-Atlantique : et parmi elles, la lutte pour la liberté. Le kilombo représente la manifestation la plus emblématique de ce combat.
Nos images: Benkos Bioho (1 et 2) une légende.