L’objectif de ce libre-propos n’est pas de donner une nouvelle version de l’épopée de Yanga :

les récits qui abondent sur le Web à son sujet sont généralement concordants et répétitifs. Je voudrais simplement essayer, en mode vulgarisation, de : 1 contextualiser le soulèvement de Yanga, 2 revisiter les noms, prénoms et origines attribués à Yanga hier et aujourd’hui et, 3 montrer la portée et le sens réel de la lutte de ce héros africain.

Avant tout cela, pour une meilleure compréhension de mon propos, il me semble utile de préciser que je suis un enseignant-chercheur retraité de l’Université Omar Bongo, où j’ai dédié près de quarante années à la recherche sur la présence africaine en Amérique Latine. Ce qui va suivre n’est donc qu’une grossière «abréviation » de mes travaux concernant les Noirs d’Amérique Latine en général, ceux du Mexique en particulier, et Yanga singulièrement. Mes travaux ont été publiés dans des articles, des livres et des conférences au Gabon et surtout à l’étranger. Mes sources primaires d’information sont des documents de première main, écrits

à l’époque de Yanga (aux XVIe et XVIIe siècles) par des témoins oculaires ou acteurs des faits évoqués. Ces documents sont conservés dans des archives en Espagne et au Mexique. Les sources secondaires, quant à elles, sont des livres écrits après les faits, par d’autres auteurs :

ils se trouvent dans les bibliothèques de ces différents pays.

1 Le contexte social de la lutte de Yanga au Mexique.

A la suite du prêtre jésuite Juan Laurencio, qui avait pris part à l’assaut contre Yanga, la plupart des récits présentent la lutte de cet homme à travers le prisme étroit d’une campagne-éclair lancée le 26 janvier 1609 et achevée quelques jours plus tard par la victoire des colons espagnols sur des « nègres-marrons » retranchés quelque part entre Puebla et Veracruz.

Or la lecture des documents d’archives montre que la rébellion de Yanga commença beaucoup plus tôt à Mexico, se poursuivit longtemps après 1609 et s’étendit jusque sur la côte de l’Océan Pacifique. La gravité de la situation générale au Mexique fut telle, que les autorités espagnoles durent engager dans la lutte contre Yanga des sommes colossales, tirées des fonds publics, sous la rubrique « dépenses de guerre ».

Au sein de la population noire de ce pays, on distinguait à l’époque de Yanga les Noirs esclaves et les Noirs libres. La plupart d’entre eux étaient nés en Afrique, et particulièrement en Afrique Centrale et Australe, où sévissait la tristement célèbre traite des Noirs.

Parmi les esclaves, il y avait ceux qui travaillaient dans les champs de canne à sucre situés le long du chemin qui reliait le port de Veracruz à la capitale Mexico. D’autres esclaves étaient employés dans les mines d’or et d’argent du Nord, dans la région de Zacatecas. Il y avait aussi des esclaves domestiques, employés dans les domiciles privés des grandes villes comme Mexico, Puebla, etc. ; sans oublier ceux qui travaillaient comme dockers dans les ports de Veracruz (sur l’Atlantique) et d’Acapulco (sur le Pacifique).

Chez les Noirs libres, on retrouvait ceux qui avaient acquis la liberté par testament : il arrivait qu’un propriétaire d’esclaves, en reconnaissance aux services rendus, offre la liberté à son esclave avant de mourir ; il arrivait aussi que certains esclaves particulièrement débrouillards

réussissent à amasser de petites fortunes (par eux-mêmes ou par le biais de leurs «confréries») pour acheter leur propre liberté ou celle de leur progéniture, etc. Les Noirs libres restaient généralement en ville, vagabonds, désœuvrés et vivants d’expédients. Ils étaient fréquemment mêlés à des actes de banditisme, de braquage ou de mutinerie.

Il y avait aussi les mal-nommés « Nègres-marrons », des Noirs qui décidaient de rejeter l’esclavage et d’aller vivre en forêt. C’était un acte de révolte (individuelle ou collective) contre les mauvais traitements reçus de la part d’un maître espagnol. Une fois dans la forêt mexicaine, ces anciens esclaves recouvraient la liberté et s’organisaient à leur guise, hors de tout contrôle. Ce phénomène était apparu en Amérique partout où les Africains avaient été introduits. Au Brésil, les Portugais, qui l’avaient déjà observé en Angola, le désignèrent d’emblée par le nom sous lequel était connu un vieux rite initiatique des guerriers Imbangala :

le «kilombo», qui était à la fois un rite initiatique, une technique guerrière, un mode de vie et le campement même où se regroupaient ces guerriers très spéciaux, itinérants et qui évitaient toute descendance. Mais les Espagnols, ignorants des réalités africaines, appelèrent ces rebelles des « negros cimarrones » ; terme évidemment impropre, par lequel on désignait habituellement des « animaux domestiques retournés à l’état sauvage ». Pourtant c’est ce terme qui fut adopté et popularisé par les autres esclavagistes européens d’Amérique, pour désigner ces rebelles africains.

2 Sur le nom et l’origine de Yanga.

Toutes les sources primaires (espagnoles et mexicaines) et les auteurs les plus sérieux transcrivent le nom de notre héros comme « Yanga », « El Yanga » ou encore « Ñanga ». Or il

est courant de voir aujourd’hui sur le Web notre héros affublé du prénom de « Gaspard », sans que quelque part, on ne précise la source primaire, originale, ou même l’auteur dont

aurait été tirée une telle information.

Autour des années 1980, lorsque je débute mes recherches doctorales, l’on parlait à peine de la présence des Noirs au Mexique : quelques chercheurs des universités de Xalapa (Gonzalo Aguirre Beltrán, Adriana Naveda, Fernando Winfield Capitaine, etc.) et de Mexico (Luz Maía Martínez Montiel) travaillaient pourtant dessus. Mais paradoxalement, Yanga était très largement connu, et son histoire couverte d’un certain mystère, comme celle de tout héros national. Et on situait vaguement ses origines tantôt en Afrique de l’ouest (dans la tribu Bron, Abron, Bran) et tantôt chez les Dinka, une des tribus du Haut Nil. Ces localisations très approximatives se faisaient sans aucune correspondance chronologique avec l’évolution de la traite négrière en Afrique. En Europe et chez-nous en Afrique, évidemment, mis à part Cuba et le Brésil, personne ne parlait du Mexique comme ancien pays négrier.

A la suite de mes recherches aux Archives Générales des Indes à Séville, puis aux Archives Générales de la Nation à Mexico, le Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique (CSIC) espagnol publia à Madrid en 1994 le livre l’Afrique bantu dans la colonisation du Mexique. Il fut accueilli comme un livre novateur marquant une rupture dans la recherche afro- américaniste. En effet, ce livre établissait pour la première fois un lien étroit entre l’Afrique bantu, la traite négrière et le Mexique. Il établissait également que plus de 90% des Africains

débarqués à Veracruz (le seul port ouvert à la traite négrière dans le Mexique colonial) avaient été embarqués aux ports de l’Afrique bantu qui étaient alors ouverts à la traite : Loango,

Mpinda et Luanda. Or, combinées à l’atmosphère négrière qui sévissait en Afrique Centrale et Australe aux XVIe et XVIIe siècles, où se propageait partout contre cette traite négrière le rite du « kilombo » ; combinées à certaines précisions du chroniqueur espagnol Juan Laurencio, comme celle selon laquelle Yanga était secondé par « un autre Noir d’Angola » ; combinées enfin à l’onomastique bantu, ces données d’archives indiquaient clairement que Yanga (ou Ñanga) et son épopée étaient des purs produits de l’Afrique bantu.

Or, il est fréquent de lire (toujours sur le Web et dans les réseaux sociaux) que Yanga venait du Gabon. Soulignons le caractère anachronique de cette affirmation : le Gabon d’aujourd’hui, en tant qu’entité politique, n’existe qu’avec l’arrivée des Français dans la seconde moitié du XIXe siècle, devenant en 1960, la République Gabonaise. Or l’épopée de Yanga se situe aux XVIe et XVIIe siècles. Le territoire qui s’appelle aujourd’hui Gabon a toujours existé, certes, mais aucune étude n’a jamais été faite jusqu’à présent, à ma connaissance, démontrant formellement que cet homme avait été capturé sur ce territoire. Par contre, le patronyme ou le toponyme de « Yanga » ou « Nyanga » est répandu sur tout le territoire de l’Afrique bantu, particulièrement dans le sud du Gabon, dans les deux Congo et en Angola…

3 Sur la portée et le sens de l’épopée de Yanga

La conquête et la colonisation du Mexique avaient mis aux mains de la Couronne d’Espagne un empire qui s’étendait jusqu’aux Îles Philippines, dans l’Océan Pacifique. Cette possession s’était matérialisée par la création des ports de Veracruz (sur l’Atlantique) et Acapulco (sur le Pacifique). Ces deux ports abritaient une abondante main d’œuvre noire employée surtout dans le chargement et le déchargement des navires.

L’importance de ces deux ports était à la fois politique, économique et militaire dans le dispositif espagnol. En effet, Veracruz était le seul port par lequel on envoyait en Espagne tout l’or et l’argent produits au nord du Mexique, dans la région minière de Zacatecas, San Luis Potosi, etc. C’était aussi le seul port par lequel les produits manufacturés espagnols arrivaient

au Mexique. Quant à lui, le port d’Acapulco, sur le Pacifique, était le seul passage par lequel les Philippines étaient gouvernées via Mexico, le seul port par lequel transitaient  les

marchandises venues d’Espagne et destinées aux Philippines et également les épices et les fines porcelaines venant de Chine et destinées à l’Espagne.

A l’intérieur de ce dispositif, les esclaves africains avaient commencé à s’évader de leurs maîtres espagnols si tôt après la chute de l’empire aztèque en 1521. Le phénomène s’amplifia

rapidement et s’installa de façon endémique partout où se concentrait la population noire.

D’après les documents officiels, de 1605 à 1636, la répression de la rébellion noire monopolisa l’attention de l’administration coloniale mexicaine. L’épopée de Yanga en 1609 ne fut donc

qu’un épisode du combat que les Africains menaient pour la liberté. Ce combat se déroulait sur deux principaux théâtres : dans les villes et dans les forêts.

Sans parler de la fuite individuelle d’esclaves, qui était presque quotidienne, la ville de Mexico connut son premier soulèvement d’esclaves dès 1524. Puis, des Noirs organisèrent un soulèvement à Mexico le 24 décembre 1608. Selon certains récits de témoins oculaires, cette mutinerie avait pour objectif de tuer tous les Espagnols et prendre le pouvoir. Découverte,

elle fut durement réprimée. Ensuite, lors des préparatifs de l’assaut contre Yanga en 1609, un couvre-feu avait été décrété dans la ville de Puebla, point de départ de la troupe espagnole :

il fut interdit à tous les Noirs de sortir de la ville, pour les empêcher d’alerter leurs frères. En 1611, une association des Noirs organisa une marche de protestation qui rassembla plus de 1.500 personnes dans les rues de Mexico. Plus tard, en 1612 lors des préparatifs de la fête de Pâques, une autre mutinerie de Noirs fut découverte, encore à Mexico : les comploteurs, qui en discutaient publiquement en plein marché, mais en «langue angola», furent dénoncés par un commerçant portugais qui comprenait cette langue. Une enquête fut rapidement menée, les trente-six leaders noirs découverts et arrêtés, furent publiquement pendus et écartelés en plein centre de Mexico, le 12 mai 1612. Parmi les suppliciés, il y avait une femme. Quant aux rebelles noirs des campagnes (ces mal-nommés « nègres-marrons »), on a toujours fait croire que ces gens n’étaient que des fugitifs qui cherchaient à se cacher de leurs anciens maîtres. Mais la réalité est toute autre. Dans les forêts mexicaines, les Africains étaient les maîtres du jeu, tout comme au Panama, en Colombie, au Brésil, etc. Au XVIIe siècle, on notait quatre principaux foyers de rébellion noire dans les forêts mexicaines : un foyer autour du port de Veracruz, un foyer dans la zone de Puebla-Mexico, un troisième autour d’Acapulco-Oaxaca et un quatrième dans la région de Guanajuato-Zacatecas.

De leurs différents kilombos où ils étaient solidement implantés, au lieu de se cacher de leurs anciens maîtres, ils sortaient plutôt à leur rencontre et leur lançaient des défis : ce fut le cas

de Yanga en 1609. Ils lançaient régulièrement des razzias sur les routes qui reliaient les deux principaux ports avec la capitale Mexico, dévalisant et terrorisant les voyageurs espagnols. En guise de représailles, les Espagnols lançaient des assauts contre les Noirs dont quelques-uns étaient tués ou capturés, mais le problème ne fut jamais éradiqué. Et autour de l’année 1609, avant et après la campagne contre Yanga, l’activité des kilombos s’était curieusement intensifiée dans toutes les régions où les rebelles noirs s’étaient installés. Les autorités s’en inquiétèrent au plus haut niveau, disant même craindre une alliance des Nègres rebelles avec les corsaires anglais et français, les pires ennemis de l’empire espagnol. Cela s’était déjà produit au Panama en 1580. Les Noirs ne pouvaient pas être inconscients de l’importance stratégique des routes qu’ils coupaient, au contraire. La recrudescence de leur agressivité était forcément une manière d’augmenter la pression sur l’administration espagnole.

Tel fut le combat de Yanga et ses congénères, dans les villes comme dans les forêts mexicaines.

Et à l’observation générale de cet activisme combiné, les accusations de s’allier aux corsaires et de vouloir prendre le pouvoir, réitérées par les enquêteurs espagnols contre les

conspirateurs noirs de Mexico en 1608, 1611 et 1612, ne doivent pas être considérées comme de simples vues de l’esprit. Le combat de ces rebelles africains était bien un combat politique :

ils combattaient pour la liberté. Et ils eurent gain de cause. En effet, si la ville de Yanga fut fondée de façon définitive en 1630, il faut savoir que l’autorisation de cette fondation avait été donnée par le Roi d’Espagne lui-même plus de vingt ans plus tôt, le 6 mai 1609, c’est-à-dire à l’issue de négociations entre Yanga et les Espagnols. Mais ces derniers refusèrent d’offrir un tel cadeau à leurs ennemis africains. Au contraire, à l’endroit même qui avait été désigné par le Roi, les colons décidèrent de fonder une ville à eux, pour servir comme base militaire ou comme rempart d’où allaient être lancées des patrouilles de surveillance contre les exactions des rebelles africains. Cette ville espagnole, fondée le 6 avril 1618, fut nommée Córdoba. Pourtant les Africains n’en démordaient toujours pas. Ils continuaient à harceler les Espagnols. Et c’est depuis cette nouvelle ville que partit le Capitaine Hernando de Castro Espinoza le 13 novembre 1630, pour fonder « le village des Nègres-Marrons de Río Blanco », village qui deviendra plus tard « San Lorenzo de los Negros », et encore plus tard, sous le Mexique indépendant, «Yanga». Mais toujours insatisfaits, les Africains et leurs descendants poursuivirent le combat pour la liberté, jusqu’à ce que, après Yanga, émergea un certain Capitaine Macoute qui força encore les Espagnols à autoriser la fondation d’une autre ville pour les Noirs libres. Ce fut en 1765. Cette ville fut baptisée « Nuestra Señora de Guadalupe de los Morenos de Amapa », aujourd’hui appelée tout simplement Amapa.

Si les rebelles Africains avaient su écrire, s’ils avaient eu leurs propres archives et leurs propres historiens, l’histoire de Yanga seraient beaucoup plus palpitante. Elle nous montrerait une étroite coordination entre les rebelles des villes et ceux des kilombos et peut-être entre eux et les corsaires anglais. Car, on n’a jamais su où, quand et comment mourut Yanga.

En guise de conclusion, il va sans dire que les faits ventilés ici sont parfaitement vérifiables dans les archives espagnoles et mexicaines, d’ailleurs consultables en ligne aujourd’hui. Ils ont été repris par certains auteurs sérieux.

Et pour revenir sur les faits d’actualité, l’on me pardonnera une anecdote : à la suite de l’une de mes conférences à Luanda vers la fin des années 1990, le Gouvernement angolais avait

décidé d’ouvrir à Mexico son ambassade. Sur le plan purement scientifique, l’exemple de l’Angola montre bien que, en attendant des recherches plus fines sur l’origine exacte de Yanga, tout autre pays de l’Afrique bantu, en dehors du Gabon, serait parfaitement en droit de revendiquer d’être la terre natale de Yanga.

Par contre, l’acte posé à Tchibanga par le Président de la République du Gabon, en découvrant la statue dédiée à Yanga, fait bien partie de cette revendication. Mais cet acte est hautement plus symbolique parce qu’il va au-delà d’une simple revendication : c’est plutôt un acte d’appropriation de l’histoire des Bantu d’Amérique. En effet, le « marronnage », qui est une dénomination impropre et qui devrait plutôt être désigné comme «kilombage», était en Amérique la seule initiative que les Africains prenaient en toute souveraineté et sur laquelle les colons négriers et esclavagistes (Espagnols, Français, Portugais ou Hollandais) n’avaient aucune prise, mais qui au contraire les terrorisait, un acte qui émanait directement des traditions et valeurs africaines et particulièrement bantu.

Toutefois, cette appropriation devrait être suivie par toute une politique de rapprochement envers le Mexique et l’ensemble de l’Amérique Latine, envers les populations afro-descendantes qui aujourd’hui sont à la recherche effrénée d’une identité culturelle qui leur a été niée par des siècles d’esclavage de leurs ancêtres. Dans ce combat des temps actuels et futurs, le Gabon doit être une référence après Tchibanga.

Nicolas NGOU MVE, sur les traces de Yanga en 1980
Yanga, selon une gravure mexicaine du XXe siècle
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