Le texte qui va suivre est une synthèse de la transcription paléographique des témoignages des rebelles noirs de Colombie, recueillis lors du procès tenu à Carthagène, en août 1634 après l’attaque et la destruction de leur kilombo appelé «Palenque de Limon». Dans ce texte, lesouvenir de Domingo Bioho hante l’esprit des Espagnols. Ce procès se trouve dans un document volumineux de plusieurs centaines de feuillets, aujourd’hui digitalisés et accessibles à tous. Évidemment, il a fait l’objet de centaines d’études et interprétations de différents chercheurs. Les exégètes n’ont fait aucune allusion à l’Afrique, pourtant présente dans la bouche des accusés. L’Afrique bantu dans la colonisation de la Colombie.

Le kilombo de Limon se situait à quelque 70 kilomètres au sud de Carthagène. Les agglomérations les plus proches étaient le village indien de Chambacú, quelques trapiches, des estancias appartenant aux habitants de Carthagène, de Mompox et de Tenerife. Ce kilombo fut fondé entre 1570 et 1580, par des Noirs venus d’Afrique. D’autres Noirs y naquirent (des Noirs créoles appelés aussi «Negros del monte»). La population de Limon pouvait atteindre 500 personnes lorsqu’il fut détruit en 1633.

En fait, c’est en 1633 que les colons espagnols de Carthagène commencèrent à se faire des inquiétudes sur le kilombo de Limon. Cette année-là, c’est un Noir créole, nommé Francisco Criollo, qui dirigeait et organisait le campement ainsi que les opérations de guerre. Il était le fils d’un autre Noir créole appelé Domingo et d’une Noire (déjà vieille à l’époque de l’attaque) appelée Mohongo, apparemment africaine. Francisco Criollo avait un frère (donc également créole) appelé Juanico Dambi. Il avait deux enfants «criollos del monte» nés à Limon : Susana et Francisco.

Ce kilombo était plus ou moins toléré par les colons espagnols. Mais les choses changèrent lorsque certains habitants de Limon ramenèrent d’un autre kilombo appelé « Palenque de Polin », quelques Noirs venus d’Afrique et particulièrement rebelles. Ces nouveaux venus commencèrent à faire des remontrances aux autochtones de Limon. Puis vinrent d’autres Africains connus comme des Malemba (ou Malamba, Malambo). Ils s’appelaient : Kimbungo, Sebastian Congo, Cristobal Malemba, Anton Malemba, Moriungo Malemba et d’autres Malemba.  Arrivèrent également à Limon dix autres Noirs, dont certains étaient «bossales» (ne parlaient pas espagnol) et d’autres «ladinos», (qui parlaient espagnol). Avec ces nouvelles arrivées, les relations se détériorèrent à Limon. S’installa la discorde entre les Africains (les Malemba) et les Créoles, pourtant tous réfractaires à l’esclavage. Cette discorde s’accentua lorsque fut nommée Reine de Limon une Noire Créole appelée Léonor. Or cette Léonor n’était autre que la propre fille de Domingo Bondondo (appelé aussi Domingo Angola).

Léonor avait deux fils : Marcos et Cristobal. Elle avait également une sœur appelée Inès, épouse de l’un des dirigeants de Limon. Léonor avait également deux maris : Manuel Malemba (ou Angola), Cristobal Malemba (ou Angola). Tous les Malemba appuyèrent la désignation de Léonor comme reine de Limon. Car, bien que créole, Léonor avait des liens étroits avec les Malemba. Son père était Malemba, ainsi que ses deux maris ; et elle parlait même la langue. Francisco Criollo fut maintenu comme capitaine du kilombo de Limon et dirigeait toujours les combats, mais désormais en compagnie de Léonor, la reine. Les attaques contre les éleveurs de bétail attiraient toujours l’ire des propriétaires et des autorités de Carthagène. Les nouveaux arrivés, surtout les Malemba étaient très agressifs et cherchaient surtout à se procurer des femmes puisque les Créoles de Limon, eux ils avaient déjà les leurs. S’organisant en bandes armées, ils commencèrent donc à commettre toutes sortes de méfaits.

La description de l’une des attaques des Noirs rebelles de Limon contre des estancias espagnoles donne froid dans le dos. Ainsi, au cours de leurs excursions, les Noirs pouvaient passer plusieurs jours dans une estancia, jusqu’à la vider complètement, tuant des dizaines de têtes de bétail, ovin, porcin et bovin. C’était parfois plusieurs jours de ripaille de viande fraîche et le reste de viande (salée ou fumée) était transporté au kilombo. Le personnel domestique de ces estancias, surtout les  femmes indiennes, était capturé vivant et réparti entre les assaillants comme butin de guerre.

La reine Léonor était une guerrière féroce qui, n’ayant que faire des captifs, préférait les décapiter elle-même, une fois de retour au kilombo. Elle buvait alors le sang de leurs victimes, accompagnée des autres femmes de son escadron. Lors de ces séances macabres, les Angola et les Malemba rivalisaient de cruauté, refusant même d’enterrer les suppliciés afin que les charognards achèvent de les dévorer. Le cas de Léonor est encore plus intéressant : elle avait une prédilection particulière pour le sang frais, tant et si bien qu’à défaut de sang humain, elle ordonnait de sacrifier un chien ou une poule pour boire son sang.

D’après les témoins, la férocité de la reine Léonor s’était révélée depuis l’arrivée des Noirs Malemba dans le kilombo de Limon. Ils affirmaient que ce sont ces gens qui avaient dû introduire quelque chose de diabolique dans la tête de Léonor. C’est depuis lors, qu’elle avait commencé à donner des ordres auxquels tout le monde obéissait, y compris le capitaine et les autres chefs militaires. Les Malemba lui donnaient quelque chose qui la rendait presque folle, distribuant des coups et jetant par terre tous ceux qui osaient prendre la parole devant elle. Quand elle reprenait ses esprits, elle sortait des insanités. Tous avaient peur d’elle et lui obéissaient. Certains rebelles de Limon étaient convaincus que Léonor avaient des pouvoirs spéciaux, acquis grâce une potion magique qui la faisait entrer en transe. C’est pour les conserver que Léonor était assoiffée de sang.

Le leadership de Léonor et ses différents comportements ont toujours intrigué les chercheurs européens et surtout colombiens qui s’y sont penchés. Ils ont suggéré des liens avec les coutumes guerrières africaines et particulièrement de l’Afrique Centrale. Mais il faut peut-être intégrer à cette réflexion le fait que Léonor était créole et que c’est son père (né en Afrique) qui était Malemba. Par contre, le capitaine de Limon, noir créole appelé Francisco Criollo était né d’un père également créole, mais d’une mère africaine, appelée Mohongo. Le kilombo de Limon était donc passé aux mains des Noirs créoles, jugés trop conciliants avec les Espagnols.

Cependant, il faut relever qu’il existait des relations de pouvoir entre les Noirs. Par exemple, les rebelles de Limon avaient monté une expédition pour aller capturer les habitants d’un autre kilombo, appelé « Palenque de Polin », les amenant de force à Limon et les soumettant à leur service. Par ailleurs, des esclaves récemment évadés et arrivés tous seuls à Limon devaient se soumettre aux plus anciens. C’est ainsi que Sébastien Anchico (un Batéké récemment intégré) dut se soumettre au service d’un certain Juan Angola en lui pilant son maïs, lui puisant de l’eau et lui coupant du bois. Cela se faisait aussi en fonction des origines africaines des uns et des autres. On arrivait ainsi à se retrouver regroupés en « quartiers » selon les origines tribales : les Malemba et les Angola habitaient dans la partie élevée du kilombo, les Noirs Créoles avaient un autre quartier.

Les Noirs venus des autres parties de l’Afrique (des « autres nations et fleuves de Guinée ») n’étaient pas autorisés à entrer dans le quartier des Angola et Malemba. La recherche de plus de monde pour habiter le kilombo de Limon s’était accentuée avec l’arrivée des Malemba et de Sébastian Congo leur compagnon, avec Lazaro Kizama et son frère Luis Kizama : c’étaient des Africains qui ne voulaient ni travailler ni apprendre à tisser comme le leur enseignaient les Créoles. Ils commencèrent plutôt à inciter les autres rebelles à incendier les estancias de leurs anciens maîtres et à ramener au kilombo toute personne originaire d’Angola qu’ils pouvaient rencontrer, tout en évitant les Noirs des « fleuves de Guinée » qu’ils n’aimaient pas du tout. C’était les ordres donnés par le Capitaine Francisco et la reine Léonor, qui parlaient aux Malemba dans leur langue car ils la connaissaient. C’est de cette façon que la population de Limon s’était accru dans les années 1630, pour recruter des cultivateurs et des soldats.

Le 11 décembre 1633, les Espagnols donnèrent l’assaut contre le kilombo de Limon et le détruisirent. Surpris, les rebelles prirent la fuite sans combattre, suivant les consignes du Capitaine, cherchant à protéger les femmes et les enfants. Ils se dispersèrent par petits groupes dans la forêt dense, pour se retrouver tranquillement plus tard et fonder un nouveau kilombo. Sur les 500 rebelles noirs qui habitaient à Limon, les Blancs capturèrent en tout 48 Noirs Africains et Créoles, hommes, femmes, dont certains étaient originaires d’Angola, du Congo et des fleuves de Guinée. Huit d’entre eux furent pendus et écartelés par quatre chevaux. Ces suppliciés étaient : Pedro Angola, Lorenzo Criollo, Juan Criollo, Juan Angola, Lazaro Angola, Sébastian Angola, Domingo Anchico et Sébastian Anchico. Malgré leur bilan élogieux et la cruauté de ces châtiments, les Espagnols entamèrent encore des négociations avec les rebelles africains, qui déboucheront sur la création du célèbre kilombo appelé «Palenque de San Basilio». Mais depuis Ahmadou Ampaté Ba, on sait bien que les histoires de chasse se termineront toujours à la gloire des chasseurs, aussi longtemps que les lions n’auront pas leurs propres historiens.

                             + Professeur Nicolas NGOU MVÉ,  Nfeign-Effack, le 12 septembre 2024.

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